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La jeunesse asiatique française en ligne : construction d’une identité collective et lutte contre le racisme

Larisa LARA-GUERRERO
12 juillet 2021

La jeunesse asiatique française en ligne : construction d’une identité collective et lutte contre le racisme

Hélène Le Bail et Ya-Han Chuang

Photo : Page Facebook du projet vidéo Asiatiques de France (« Asian French »)

Comme dans de nombreux autres pays récemment, la recrudescence du racisme à l’encontre des « Asiatiques » a alimenté de nouveaux discours et actions collectives pour lutter contre les agressions racistes en France. Par rapport à la première génération d’immigrés asiatiques (principalement des Chinois) qui se sont exclusivement mobilisés contre la violence et l’insécurité, les jeunes Asiatiques de la première et de la deuxième génération mettent beaucoup plus l’accent sur la question du racisme. Qu’est-ce qui a conduit les descendants d’immigrés asiatiques à exprimer cette préoccupation particulière dans l’espace public et à transformer le cadre de leur mobilisation de la « sécurité publique » au « racisme » ?

Pour répondre à cette question, nous proposons une analyse soulignant l’importance de l’utilisation des réseaux sociaux en ligne, ou activités virtuelles. Nous résumons les résultats d’une ethnographie en ligne concernant les groupes de discussion publics et les productions artistiques : des groupes Facebook organisés autour de la question de la discrimination vécue par les Asiatiques, ainsi que des blogs, des chaînes YouTube et des sites web dédiés (ou partiellement dédiés) à des projets liés à cette question. Sur la base de l’ethnographie et des entretiens avec les leaders d’opinion, nous démontrons comment les descendants d’immigrants asiatiques ont utilisé les réseaux sociaux en ligne au cours de la dernière décennie pour construire leur identité collective et défendre une nouvelle cause - celle de la lutte contre le racisme anti-asiatique en France.

Lorsque Facebook a commencé à être à la mode, il y avait beaucoup de Chinois du continent que je ne connaissais pas encore, qui s’inscrivaient sur différents groupes, il y avait différents groupes qui parlaient d’identité déjà. Il y avait plusieurs groupes qui diffusaient des messages comme “Tu sais si tu es de wenzhou si…”, comme ça plein de mots clefs qui nous permettent de nous identifier et de nous connecter dessus. Il était possible de gérer un forum Facebook comme un forum de discussion. Donc par exemple il y avait quelqu’un qui créait un forum Facebook du genre : “qu’est-ce que vous pensez de la tontine ?” l’autre : “Vous ne trouvez pas que les Français nous insultent trop ?”, etc, et puis on s’exprime dans différents groupes comme ça, à partir de 2006. Donc différents groupes, plus ou moins nombreux, moi je participais personnellement à un groupe qui s’appelait “Wen [Wenzhou] en France” je ne connaissais personne mais après les discussions on finit par se rencontrer par faire une première réunion au Starbucks… À un moment j’ai rencontré un autre groupe qui s’appelle “Nouvelle Génération de Chinois en France”, j’ai rencontré l’autre personne qui a créé le groupe et il s’avère qu’on est Wen. On s’est dit bon bah pourquoi ne pas faire les choses ensemble, puis on a mis nos ressources en commun, les discussions continuent. Jusqu’à un moment cristallisant, les JO de Pékin. C’était encore une époque où la Chine et les Chinois subissaient beaucoup de méfiance, d’attaques, de prises à partie. Ce type de mauvaises expériences forgent un sentiment, entre guillemets, de classe, ce sentiment de faire groupe parce que nous subissons les mêmes attaques et nous devons trouver une solution pour répondre à ces attaques (Entretien avec un des fondateurs de l’Association des Jeunes Chinois de France, 2018).

Cet extrait d’entretien illustre le rôle des réseaux sociaux en ligne dans la mise en relation de descendants de migrants qui partagent le même questionnement sur leur identité et la même expérience de la discrimination. Tout au long des années 2010, alors que les immigrés asiatiques s’engageaient dans des mobilisations publiques, leurs descendants ont commencé à créer des forums et des groupes de discussion - notamment sur Facebook, puis sur WeChat et Twitter - où ils pouvaient partager des récits de leurs expériences. Ces réseaux sociaux en ligne sont des lieux de transformation des expériences individuelles en une expérience collective. En particulier, ils y  échangent beaucoup sur l’expérience des micro-agressions quotidiennes ou des formes cachées du racisme.

En 2016, après le meurtre d’un travailleur migrant chinois dans la banlieue de Paris, Paris et la banlieue ont connu plusieurs grandes manifestations de rue. La grande manifestation sur la place de la Nation, au centre de Paris, a été l’occasion d’être plus visible et s’est avérée être un point de pivot pour de nombreux jeunes participants déjà actifs sur le web ou dans les très rares organisations formelles de descendants de migrants asiatiques, comme l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF). Si les discussions, la construction et le partage d’une expérience collective « asiatique » ont commencé plus tôt, cette manifestation a constitué un tournant à partir duquel des forums et des productions artistiques se sont développés en ligne dans le but de déconstruire les stéréotypes et de proposer des représentations alternatives des Asiatiques en France. On peut citer différents projets visibles en ligne tels que la websérie Ça reste entre nous de Grace Ly, le projet photo Yellow is beautiful, ou encore le magazine de société Koi. 

Nous nous concentrerons ici sur le projet Asiatiques de France qui est une courte vidéo tournée quelques mois après le meurtre du travailleur migrant chinois à Paris, un meurtre considéré comme raciste, puisque l’homme était visé parce qu’il était chinois. Inspirée par les membres de la très active communauté teochew de Paris (principalement des Chinois du Cambodge), la vidéo a été réalisée par une journaliste française d’origine vietnamienne et visait à rassembler des personnalités françaises d’origine asiatique, athlètes, artistes, chercheurs, chefs, etc. Les participants décrivent d’abord l’un des nombreux stéréotypes et agressions qu’ils ont entendus et subis en tant qu’Asiatiques et, dans la deuxième partie de la vidéo, chacun réapparaît en disant « Je suis français » tandis que son activité professionnelle est affichée en bas de l’image. Comme elle le décrit elle-même, la réalisatrice a été surprise par les réponses positives qu’elle a reçues, même de la part de personnes très connues :

Toutes les personnalités que j’ai sollicitées étaient très enthousiastes, elles se sont rendues disponibles. Moi je m’attendais plutôt à devoir batailler un peu pour leur expliquer pourquoi c’était bien qu’ils soient tous l`å. Mais là il y avait une demande de leur part, […] Il y avait un besoin d’exister en tant que Français d’origine asiatique et ça m’a étonnée. […] Je n’avais pas mesuré le foin que ça allait faire. J’ai dû répondre à une centaine d'interviews dans la foulée, y compris à l’étranger. J’ai répondu à des médias chinois, américains, britanniques, parce que c’était nouveau. Sur les réseaux sociaux, ça a fait un million de vues en 24 heures. Moi qui suis journaliste, je ne l’avais pas du tout anticipé. Ça veut bien dire qu’il y a une cause”(entretien avec Hélène Lam Trong, réalisatrice de la vidéo, 2018).

Comme d’autres initiatives, cette vidéo en ligne a été lancée après 2016, embrassant l’opportunité créée par un moment de colère collective et un désir de changement. De telles initiatives créent des espaces de réflexion collective ainsi que des opportunités pour déconstruire les stéréotypes et développer de nouvelles  propositions d'auto représentation des Français d’origine asiatique.

Hélène Le Bail est chercheuse CNRS au CERI-Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur les migrations chinoises (vers le Japon et la France) et sur les politiques migratoires dans une approche comparative. Elle s’intéresse particulièrement aux parcours migratoires féminins (mariage, travail reproductif, travail du sexe) et aux mobilisations, actions collectives et participation politique des migrants et de leurs descendants. Elle co-coordonne le groupe de recherche Chinois.es en Ile de France : identités et identifications en transformation, financé par la Ville de Paris.

Ya-Han Chuang est chercheuse à l’INED, Paris. Elle mène des recherches sur l’action collective des immigrés chinois depuis plus de 10 ans et vient de publier Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-asiatique (La Découverte).

Elles ont dirigé ensemble le numéro spécial du Journal of Chinese Overseas, « Chinese Xin Yimin and Their Descendants in France : Claiming Belonging and Challenging the Host Country’s Integration Model », 2020.

Cet article fait partie du numéro "Renforcer les Capacités des Diasporas Mondiales dans l'Ère Numérique", une collaboration entre Routed Magazine et iDiaspora. Les opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou de Routed Magazine.

Nous reconnaissons également l'importante contributions importantes de l'équipe de promotion et de communication : Achille Versaevel, Fiona Buchanan, Lena Hartz, Malin Evertsz Mendez, Margaret Koudelkova et Shaddin Almasri. Enfin, nous tenons à remercier le travail de traduction en français réalisé par Catherine Meunier, Elisabeth Loua, François Lesegretain, Anaïs Fournier, Aurianne Ortais et Chloé Bianéis.